20/02/2014

«J’ai eu le temps de le regarder les yeux dans les yeux. Ça a duré deux secondes.» et voila pourquoi on ne doit pas rigoler sur la sécurité avec des conducteurs de train !



Si le Maire de Saint Jean de Maurienne avait lu Libération, s’il connaissait un peu mieux le métier de conducteur de train, il ne se serait pas avancé à faire un « bon mot » qui ne l’était pas vraiment sur les déraillements et du coup sur la sécurité ferroviaire en général. 

Parce qu’on ne plaisante pas avec la mort et également avec ce que l’entreprise appelle pudiquement « accident de personnes » qui outre le fait de gêner les déplacements de milliers de travailleurs et d’usagers du train est vraisemblablement le motif de fâcherie le plus probable pour les cheminots si on ne se rend pas compte du l’impact de ces accidents sur le moral des salariés.

Pas un dépôt en France n’échappe à cette règle qui veut qu’une majorité de roulants a été confronté, au moins une fois dans sa carrière, à un suicide ou un accident simple engageant la vie humaine. Les mécanos, au même titre que la plupart des fonctionnaires, sont souvent la cible de moqueries de la part de gens qui ne partagent pas le tiers des responsabilités qu’ils portent. Mais la réalité des faits nous rappelle toujours combien nous sommes heureux de pouvoir compter sur eux quand nous en avons besoin.

Libération du 11 janvier 2010.

Suicides en tête de train

Chaque année, 500 personnes se jettent sur les rails. Pour les conducteurs, c’est le début d’un cauchemar obsédant.
Ce jour-là, Daniel Leclerc, dix-neuf ans de service, conduit un train corail dans la campagne de l’Oise. Il aperçoit au loin une silhouette en train de traverser les voies de chemin de fer. «Je me suis dit : tiens, encore un jeune qui s’amuse à un jeu pas très prudent.» Mais, soudain, le jeune homme fait demi-tour et se met debout au milieu des rails devant sa locomotive lancée à 140 km/h. «J’ai eu le temps de le regarder les yeux dans les yeux. Ça a duré deux secondes.» C’était en octobre 2004. Une année maudite pour ce cheminot âgé à l’époque de 42 ans.
Sept mois plus tôt, toujours à bord d’un train corail, Daniel Leclerc avait vécu un autre suicide, cette fois en gare de Villeparisis (Seine-et-Marne), en banlieue parisienne, où les trains grande ligne ne marquent pas l’arrêt. Ils passent à leur vitesse de croisière, dans un bruit aigu et un énorme souffle d’air.
«Mort en direct»
C’était en début d’après-midi. Il y avait du monde aux bords des voies. Des gens qui attendaient leur train de banlieue. «Sur le quai, j’ai vu une femme esquisser deux pas. Elle l’a fait au dernier moment. Je ne sais même pas si elle a eu le temps de toucher le sol avant de se faire percuter par la locomotive. J’ai entendu un bruit sourd.» Il freine, bien sûr. «Mais il faut 700 mètres pour stopper un train à 140 km/h.» Voilà le convoi à l’arrêt, loin de la gare. «En tant qu’être humain, on n’a qu’une idée en tête : aller secourir la personne, même si l’on sait qu’il y a peu de chances qu’elle ait survécu et même si on n’a aucune compétence médicale.» Mais après avoir prévenu les secours, il doit d’abord assurer les impératifs du service. D’autres trains arrivent à la même vitesse derrière. «Il faut avertir le service de régulation pour interrompre le trafic.»
Fabien Truche, responsable des formations de conduite à l’Etablissement Paris-Rive gauche, dit que la «question du suicide est très présente»chez les conducteurs de trains. Une journée est consacrée à ce sujet pendant leur formation. «Quand on met en parallèle le nombre de suicides et le nombre de conducteurs, on réalise alors que chacun d’entre nous risque d’être confronté à cette tragédie au cours de sa carrière.»
Fabien Truche parle en connaissance de cause. Il a vécu le drame à la gare de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), en région parisienne, «un 13 février, la veille de la Saint-Valentin, à 8 h 51». C’était en 2003, mais il se souvient du moindre détail et à la minute près. «C’était pendant ma formation. Je conduisais le RER C Pontoise-Massy, accompagné d’un moniteur. Le train était bondé, il y avait 2 000 personnes à bord. Des gens qui se rendaient à leur travail.» Quand il arrive dans cette gare où son train ne marque pas l’arrêt, il roule à 45 km/h. «Aux trois quarts du quai, j’ai vu un homme courir et, au dernier moment, il a pris de l’élan et s’est jeté sous le train.» Lui aussi décrit une scène qui «a duré deux secondes». Il dit que sur le moment, «on fait ce que l’on a à faire». Prévenir les secours, la régulation. Raconter à la police par le menu détail l’enchaînement des événements, avant de faire une «déposition sur papier» au commissariat. Dans ce type d’affaires, les enquêteurs cherchent à s’assurer qu’il s’agit bien d’un suicide, que la personne n’a pas été poussée volontairement sur les rails ou bousculée involontairement lors d’une cohue à l’approche du train.
Et ensuite ?«On vient de vivre une mort en direct et la première question que l’on se pose, c’est : "Ai-je fait quelque chose de mal ?" On est envahi par un sentiment de culpabilité même si l’on sait qu’on n’a rien à se reprocher, qu’on a fait parfaitement son boulot, qu’on ne pouvait strictement rien faire». Un train de banlieue chargé transporte 500 tonnes et il faut au moins 100 mètres pour le stopper quand il roule à 45 km/h. Un TVG lancé à 300 km/h a besoin de 3 kilomètres pour s’immobiliser.
«Les jours suivants, on se dit : "Pourquoi le type a choisi mon train ? Pourquoi j’étais là ce jour-là ?"» poursuit Fabien Truche. La culpabilité est pernicieuse, se faufile dans le quotidien, questionne même les faits et gestes antérieurs à l’accident. «Quelques jours auparavant, j’étais allé chez mon médecin pour un petit problème de santé. Il voulait m’arrêter. J’ai refusé. Après, je me suis dit que si j’avais pris quelques jours, cela ne serait pas arrivé.»
«La main sur le frein»
A la SNCF, un suicide est considéré comme un accident du travail. Le conducteur est automatiquement relevé. Ensuite, visite chez le médecin du travail, qui prescrit généralement un arrêt de deux à cinq jours. Puis prise en charge par une cellule de soutien psychologique. Et revisite médicale pour la reprise d’activité. «La première fois qu’on remonte dans une locomotive, on est accompagné par un CTT [cadre transport traction, ndlr] qui juge de votre comportement, de votre aptitude à la conduite. Quand on remonte dans la cabine, ça veut dire qu’on accepte que ça puisse encore nous arriver», affirme Fabien Truche.
Il y a des conducteurs qui n’ont jamais pu reprendre le métier après «un accident de personne». Quand ils retournent aux commandes d’un train, certains sont envahis d’angoisse, pris d’une peur panique. L’entreprise publique les recase alors dans d’autres services.
Quand Gabriel Lefèvre, 36 ans, a recommencé à travailler, il a été affecté sur une autre ligne pour lui éviter la traversée de Boves (Somme). Il a dû attendre quelques mois pour reprendre son service habituel. «La première fois que je suis repassé sur les lieux du suicide avec mon train, j’avais la main sur le frein. J’ai eu l’impression de revoir le pull-over rouge, comme un mirage.» Un tricot rouge : c’était le vêtement porté par l’individu que Gabriel Lefèvre a aperçu à la sortie d’un virage, le 27 juin 2007, alors qu’il conduisait un train Paris-Amiens. «De loin, j’ai cru que c’était un agent de chez nous qui intervenait sur les voies. Ils sont vêtus de dossards rouges. J’ai sifflé. Mais la personne ne s’est pas écartée. J’ai sifflé à nouveau. Elle n’a pas bougé.»
«C’est gravé là»
Il appuie alors sur le champignon rouge de son tableau de bord qui active tous les freins sur la locomotive et sur la rame. «La personne est restée debout face à moi sur la voie. C’était une femme avec de longs cheveux bruns et un pull rouge. Quand ça tape, on entend le choc, puis les bruits du corps qui se déchire.»Il dit que «c’est gravé là» en montrant son front. Son train s’est immobilisé 500 mètres plus loin. «Sur le coup, je suis resté très professionnel. J’ai déclenché toutes les procédures.» Puis police, médecin, contrôle d’alcoolémie et de dépistage de stupéfiants. Négatifs.
Gabriel Lefèvre est rentré chez lui dans l’après midi. «Là, vous êtes KO. Vous ne pouvez rien faire de concret, pas même regarder la télé ou vous servir d’un ordinateur. Le film des événements tourne sans cesse dans votre tête. C’est comme si vous sortiez d’un combat de boxe.» Les nuits qui ont suivi ont été très agitées. «Mais maintenant, ça va. Je dors bien. Cet accident fait partie de ma vie, mais je vis normalement.» Il a beaucoup parlé de son accident à sa femme, à sa famille, à ses collègues de travail, à ses amis. «Là, j’en parle encore avec vous et ça fait du bien.»
Depuis les deux suicides qu’il a vécus, Daniel Leclerc a continué à gravir des échelons à la SNCF. Aujourd’hui, il conduit des Eurostar et des Thalys, les TGV qui desservent Londres et Bruxelles. «Je ne suis pas hanté par ces deux morts, dit-il, car ma responsabilité n’était pas engagée. On arrive à 140 km/h. Quelqu’un se jette sous votre train. Qu’est qu’on peut faire ? En revanche, je vivrais les choses tout autrement si une mort avait été provoquée par une faute professionnelle de ma part.» Il dit qu’«inconsciemment» il s’est «protégé». Les deux fois, son train s’est immobilisé à 700 mètres du lieu de l’impact. «Je ne suis pas allé voir les corps déchiquetés.»
Fabien Truche et Gabriel Lefèvre ont eu le même comportement. Une manière de pas ajouter du traumatisme au traumatisme. Ils s’en sont tenu aux procédures dictées par l’entreprise et aux exigences de l’enquête de police. En revanche, chacun a cherché à savoir qui était l’homme ou la femme mort sous son train. Sans doute pour tenter de connaître les raisons qui les ont poussés à un tel geste de désespoir. Sans doute, aussi, une manière inconsciente de se déculpabiliser.
«Rendez-vous avec Allah»
Tous deux ont glané leurs informations dans l’enquête de police car «on n’a pas de rapport avec les familles». Daniel Leclerc a su que «le jeune homme qui s’est figé devant sa locomotive avait 23 ans. Avant de quitter son domicile, il a dit à sa mère qu’il avait rendez-vous avec Allah.» Et que la dame qui s’est jetée sous son train à Villeparisis «était très dépressive». Comme celle au pull-over rouge qui s’est suicidée sous le train de Gabriel Lefèvre. «Elle avait séjourné en hôpital psychiatrique et avait déjà fait plusieurs tentatives de suicide.»
En apprenant que l’homme mort sous ses roues était de confession musulmane, Fabien Truche est allé plus loin. Il a fait des recherches «sur Internet pour savoir comment l’islam considérait le suicide». Il a découvert que l’islam, comme les autres religions abrahamiques, réprouve cet acte car il «contrarie la volonté de Dieu». Mais la détresse des hommes est parfois si forte, et le train offre une mort presque certaine.

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