Si le Maire de
Saint Jean de Maurienne avait lu Libération, s’il connaissait un peu mieux le
métier de conducteur de train, il ne se serait pas avancé à faire un « bon
mot » qui ne l’était pas vraiment sur les déraillements et du coup sur la
sécurité ferroviaire en général.
Parce qu’on ne
plaisante pas avec la mort et également avec ce que l’entreprise appelle
pudiquement « accident de personnes » qui outre le fait de gêner les
déplacements de milliers de travailleurs et d’usagers du train est
vraisemblablement le motif de fâcherie le plus probable pour les cheminots si
on ne se rend pas compte du l’impact de ces accidents sur le moral des salariés.
Pas un dépôt en
France n’échappe à cette règle qui veut qu’une majorité de roulants a été
confronté, au moins une fois dans sa carrière, à un suicide ou un accident
simple engageant la vie humaine. Les mécanos, au même titre que la plupart des
fonctionnaires, sont souvent la cible de moqueries de la part de gens qui ne
partagent pas le tiers des responsabilités qu’ils portent. Mais la réalité des
faits nous rappelle toujours combien nous sommes heureux de pouvoir compter sur
eux quand nous en avons besoin.
Libération du 11 janvier 2010.
Suicides en tête de train
Chaque année, 500 personnes se jettent sur les
rails. Pour les conducteurs, c’est le début d’un cauchemar obsédant.
Ce
jour-là, Daniel Leclerc, dix-neuf ans de service, conduit un train corail dans
la campagne de l’Oise. Il aperçoit au loin une silhouette en train de
traverser les voies de chemin de fer. «Je me suis dit : tiens, encore un
jeune qui s’amuse à un jeu pas très prudent.» Mais, soudain, le jeune homme
fait demi-tour et se met debout au milieu des rails devant sa locomotive lancée
à 140 km/h. «J’ai eu le temps de le regarder les yeux dans les yeux. Ça
a duré deux secondes.» C’était en octobre 2004. Une année maudite pour
ce cheminot âgé à l’époque de 42 ans.
Sept
mois plus tôt, toujours à bord d’un train corail, Daniel Leclerc avait vécu un
autre suicide, cette fois en gare de Villeparisis (Seine-et-Marne), en banlieue
parisienne, où les trains grande ligne ne marquent pas l’arrêt. Ils passent à
leur vitesse de croisière, dans un bruit aigu et un énorme souffle d’air.
«Mort en direct»
C’était
en début d’après-midi. Il y avait du monde aux bords des voies. Des gens qui
attendaient leur train de banlieue. «Sur le quai, j’ai vu une femme
esquisser deux pas. Elle l’a fait au dernier moment. Je ne sais même pas si
elle a eu le temps de toucher le sol avant de se faire percuter par la
locomotive. J’ai entendu un bruit sourd.» Il freine, bien sûr. «Mais il
faut 700 mètres pour stopper un train à 140 km/h.» Voilà le convoi à
l’arrêt, loin de la gare. «En tant qu’être humain, on n’a qu’une idée en
tête : aller secourir la personne, même si l’on sait qu’il y a peu de chances
qu’elle ait survécu et même si on n’a aucune compétence médicale.» Mais
après avoir prévenu les secours, il doit d’abord assurer les impératifs du
service. D’autres trains arrivent à la même vitesse derrière. «Il faut
avertir le service de régulation pour interrompre le trafic.»
Fabien
Truche, responsable des formations de conduite à l’Etablissement Paris-Rive
gauche, dit que la «question du suicide est très présente»chez les
conducteurs de trains. Une journée est consacrée à ce sujet pendant leur
formation. «Quand on met en parallèle le nombre de suicides et le nombre de
conducteurs, on réalise alors que chacun d’entre nous risque d’être confronté à
cette tragédie au cours de sa carrière.»
Fabien
Truche parle en connaissance de cause. Il a vécu le drame à la gare de
Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), en région parisienne, «un 13 février,
la veille de la Saint-Valentin, à 8 h 51». C’était en 2003, mais il se
souvient du moindre détail et à la minute près. «C’était pendant ma
formation. Je conduisais le RER C Pontoise-Massy, accompagné d’un
moniteur. Le train était bondé, il y avait 2 000 personnes à bord. Des
gens qui se rendaient à leur travail.» Quand il arrive dans cette gare où
son train ne marque pas l’arrêt, il roule à 45 km/h. «Aux trois quarts du
quai, j’ai vu un homme courir et, au dernier moment, il a pris de l’élan et
s’est jeté sous le train.» Lui aussi décrit une scène qui «a duré deux
secondes». Il dit que sur le moment, «on fait ce que l’on a à faire». Prévenir
les secours, la régulation. Raconter à la police par le menu détail
l’enchaînement des événements, avant de faire une «déposition sur papier» au
commissariat. Dans ce type d’affaires, les enquêteurs cherchent à s’assurer
qu’il s’agit bien d’un suicide, que la personne n’a pas été poussée
volontairement sur les rails ou bousculée involontairement lors d’une cohue à
l’approche du train.
Et
ensuite ?«On vient de vivre une mort en direct et la première question que
l’on se pose, c’est : "Ai-je fait quelque chose de mal ?" On est
envahi par un sentiment de culpabilité même si l’on sait qu’on n’a rien à se reprocher,
qu’on a fait parfaitement son boulot, qu’on ne pouvait strictement rien
faire». Un train de banlieue chargé transporte 500 tonnes et il
faut au moins 100 mètres pour le stopper quand il roule à 45 km/h. Un TVG
lancé à 300 km/h a besoin de 3 kilomètres pour s’immobiliser.
«Les
jours suivants, on se dit : "Pourquoi le type a choisi mon train ?
Pourquoi j’étais là ce jour-là ?"» poursuit Fabien Truche. La culpabilité est
pernicieuse, se faufile dans le quotidien, questionne même les faits et gestes
antérieurs à l’accident. «Quelques jours auparavant, j’étais allé chez mon
médecin pour un petit problème de santé. Il voulait m’arrêter. J’ai refusé.
Après, je me suis dit que si j’avais pris quelques jours, cela ne serait pas
arrivé.»
«La main sur le frein»
A
la SNCF, un suicide est considéré comme un accident du travail. Le conducteur
est automatiquement relevé. Ensuite, visite chez le médecin du travail, qui
prescrit généralement un arrêt de deux à cinq jours. Puis prise en charge
par une cellule de soutien psychologique. Et revisite médicale pour la reprise
d’activité. «La première fois qu’on remonte dans une locomotive, on est
accompagné par un CTT [cadre transport traction, ndlr] qui juge de votre
comportement, de votre aptitude à la conduite. Quand on remonte dans la cabine,
ça veut dire qu’on accepte que ça puisse encore nous arriver», affirme
Fabien Truche.
Il
y a des conducteurs qui n’ont jamais pu reprendre le métier après «un
accident de personne». Quand ils retournent aux commandes d’un train, certains
sont envahis d’angoisse, pris d’une peur panique. L’entreprise publique les
recase alors dans d’autres services.
Quand
Gabriel Lefèvre, 36 ans, a recommencé à travailler, il a été affecté sur
une autre ligne pour lui éviter la traversée de Boves (Somme). Il a dû attendre
quelques mois pour reprendre son service habituel. «La première fois que je
suis repassé sur les lieux du suicide avec mon train, j’avais la main sur le
frein. J’ai eu l’impression de revoir le pull-over rouge, comme un mirage.» Un
tricot rouge : c’était le vêtement porté par l’individu que Gabriel Lefèvre a
aperçu à la sortie d’un virage, le 27 juin 2007, alors qu’il conduisait un
train Paris-Amiens. «De loin, j’ai cru que c’était un agent de chez nous qui
intervenait sur les voies. Ils sont vêtus de dossards rouges. J’ai sifflé. Mais
la personne ne s’est pas écartée. J’ai sifflé à nouveau. Elle n’a pas bougé.»
«C’est gravé là»
Il
appuie alors sur le champignon rouge de son tableau de bord qui active tous les
freins sur la locomotive et sur la rame. «La personne est restée debout face
à moi sur la voie. C’était une femme avec de longs cheveux bruns et un pull
rouge. Quand ça tape, on entend le choc, puis les bruits du corps qui se
déchire.»Il dit que «c’est gravé là» en montrant son front. Son
train s’est immobilisé 500 mètres plus loin. «Sur le coup, je suis
resté très professionnel. J’ai déclenché toutes les procédures.» Puis
police, médecin, contrôle d’alcoolémie et de dépistage de stupéfiants.
Négatifs.
Gabriel
Lefèvre est rentré chez lui dans l’après midi. «Là, vous êtes KO. Vous ne
pouvez rien faire de concret, pas même regarder la télé ou vous servir d’un
ordinateur. Le film des événements tourne sans cesse dans votre tête. C’est
comme si vous sortiez d’un combat de boxe.» Les nuits qui ont suivi ont été
très agitées. «Mais maintenant, ça va. Je dors bien. Cet accident fait partie
de ma vie, mais je vis normalement.» Il a beaucoup parlé de son accident à
sa femme, à sa famille, à ses collègues de travail, à ses amis. «Là, j’en
parle encore avec vous et ça fait du bien.»
Depuis
les deux suicides qu’il a vécus, Daniel Leclerc a continué à gravir des
échelons à la SNCF. Aujourd’hui, il conduit des Eurostar et des Thalys, les TGV
qui desservent Londres et Bruxelles. «Je ne suis pas hanté par ces deux
morts, dit-il, car ma responsabilité n’était pas engagée. On arrive à
140 km/h. Quelqu’un se jette sous votre train. Qu’est qu’on peut faire ? En
revanche, je vivrais les choses tout autrement si une mort avait été provoquée
par une faute professionnelle de ma part.» Il dit qu’«inconsciemment»
il s’est «protégé». Les deux fois, son train s’est immobilisé à
700 mètres du lieu de l’impact. «Je ne suis pas allé voir les corps
déchiquetés.»
Fabien
Truche et Gabriel Lefèvre ont eu le même comportement. Une manière de pas
ajouter du traumatisme au traumatisme. Ils s’en sont tenu aux procédures
dictées par l’entreprise et aux exigences de l’enquête de police. En revanche,
chacun a cherché à savoir qui était l’homme ou la femme mort sous son train. Sans
doute pour tenter de connaître les raisons qui les ont poussés à un tel geste
de désespoir. Sans doute, aussi, une manière inconsciente de se déculpabiliser.
«Rendez-vous avec Allah»
Tous
deux ont glané leurs informations dans l’enquête de police car «on n’a pas
de rapport avec les familles». Daniel Leclerc a su que «le jeune homme
qui s’est figé devant sa locomotive avait 23 ans. Avant de quitter son
domicile, il a dit à sa mère qu’il avait rendez-vous avec Allah.» Et que la
dame qui s’est jetée sous son train à Villeparisis «était très dépressive». Comme
celle au pull-over rouge qui s’est suicidée sous le train de Gabriel Lefèvre. «Elle
avait séjourné en hôpital psychiatrique et avait déjà fait plusieurs tentatives
de suicide.»
En
apprenant que l’homme mort sous ses roues était de confession musulmane, Fabien
Truche est allé plus loin. Il a fait des recherches «sur Internet pour
savoir comment l’islam considérait le suicide». Il a découvert que l’islam,
comme les autres religions abrahamiques, réprouve cet acte car il «contrarie
la volonté de Dieu». Mais la détresse des hommes est parfois si forte, et
le train offre une mort presque certaine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire